Entretien avec Anna Heringer

Dans le cadre de la prochaine conférence d'automne du CAE sur le “Changement climatique & Patrimoine bâti", Anna Heringer nous a accordé un entretien pour évoquer la qualité dans l'environnement bâti, le développement durable, l'architecture en terre, ou encore l'utilisation de matériaux de construction naturels

 


CAE : Vous serez l'une des principales intervenantes de la prochaine conférence du CAE sur le “Changement climatique & Patrimoine bâti". A vos yeux, le changement climatique implique-t-il un changement de mentalité et marque-t-il le moment d'adopter une nouvelle attitude envers l'environnement bâti ? 

Anna Heringer : "Beaucoup de gens espèrent que nous trouverons des solutions techniques pour résoudre le problème, mais je ne fais pas confiance aux solutions techniques. Lorsque nous regardons l'état actuel de notre planète, nous pouvons voir qu'il ne s'agit pas seulement du changement climatique ; nous avons de grands problèmes comme l'injustice, mais aussi un mal-être ; le fait de ne pas être heureux en tant que société. Tout est lié, nous devons arriver à un nouvel état d'esprit où nous nous soucions les uns des autres et où nous cessons d'exploiter, cela implique la planète et les gens. Les crises sont en général un catalyseur de changement positif parce que nous commençons vraiment à grandir. Dans la crise actuelle, une chose est claire, nous devons apprendre rapidement. “ 


CAE : Vous avez montré à travers vos projets et votre travail avec les ONG, que l'architecture durable est la combinaison de matériaux traditionnels de la région et l'introduction de nouvelles approches pour l'efficacité et l'intégrité structurelle. Pouvez-vous nous en dire plus sur le projet " METI Handmade School " à Rudrapur au Bangladesh qui soutient les économies locales et favorise l'équilibre écologique ? 


Anna Heringer : "Pour moi, lorsque je lance un projet, il est très important d'examiner trois aspects : les matériaux locaux et, ici, je veux vraiment parler des matériaux naturels locaux tels que la boue, le bambou, le bois, etc. Ensuite, les ressources énergétiques locales disponibles, dont la plus importante pour moi est l'énergie humaine. Lorsque nous pensons aux énergies alternatives, nous faisons généralement référence aux solutions solaires ou éoliennes, mais nous devons également inclure l'être humain, car nous sommes 7 milliards de personnes vivant sur cette planète, c'est une ressource énergétique disponible massive. Si vous ne l'utilisez pas, il y aura un problème social.
Et enfin, je recherche le savoir-faire. La connaissance et l'information sont quelque chose qui n'est pas seulement lié à un espace. Je me penche sur le métier existant mais aussi sur le savoir-faire mondial qui ne doit pas être limité. Il doit être accessible partout. Et puis, je considère les techniques et les stratégies qui s'adaptent à une situation locale, avec les ressources matérielles et énergétiques disponibles. Ce que j'ai appris lorsque j'ai commencé à travailler comme architecte au Bangladesh, c'est que la stratégie la plus efficace en matière de durabilité consiste à utiliser les ressources existantes et à les valoriser, sans jamais devenir dépendant de facteurs externes. D'un point de vue matériel, nous essayons de travailler autant que possible sur un site naturel. Au final, il ne restera rien de nos bâtiments, mais le savoir-faire pour reconstruire les bâtiments de manière plus efficace. 
Je ne vise pas une architecture éternelle. Des bâtiments éternels? Cette réalité n'existe pas, et nous devons l'admettre.  J'essaie de générer des bâtiments qui pourront un jour retourner à leur site naturel, s'ils ne sont plus nécessaires. Une maison construite en terre peut rester longtemps si elle est entretenue, et elle peut être transformée en jardin. C’est mon souhait sur le plan écologique.
Sur le plan économique, je souhaite que le budget de la construction devienne un catalyseur de développement. La plus grande réussite est que le résultat ne soit pas seulement un bâtiment, mais que le processus de construction contribue à un développement économique équitable et social". 


CAE: Vos bâtiments représentent une déclaration selon laquelle la durabilité est une question de qualité de vie et de célébration des vastes ressources de la nature. Est-il temps de renouer avec la nature et de réapprendre à utiliser des matériaux organiques ? 


Anna Heringer : "Habituellement, lorsque nous pensons à la durabilité, nous pensons souvent que nous devons nous limiter, mais l'ADN de la nature n'est pas une question de limitation ; la nature est une question d'abondance. Nous devons utiliser le bon matériau et décider d'exceller dans les techniques d'artisanat plutôt que d'inventer de nouveaux matériaux nuisibles à la planète. Mais il existe une fascination pour le "nouveau" plutôt que pour l'ancien". On me demande souvent si je veux ramener les gens à l'âge de pierre, bien sûr que non ! Les matériaux peuvent être anciens, mais l'architecture peut être tout à fait moderne. C'est une perception que je veux changer tout au long de mon travail d'architecte afin de prouver que nous pouvons construire des structures contemporaines qui répondent aux besoins de la société actuelle avec des matériaux comme la boue et le bambou par exemple". 


CAE: A la lumière de la crise climatique, les matériaux doivent plus que jamais faire leurs preuves. Quand avez-vous commencé à travailler avec la terre et le bambou ? 


Anna Heringer : " J'ai toujours été fascinée par l'architecture en terre. Je trouvais juste que c'était beau. Puis, au Bangladesh, j'ai été très inspirée et j'en ai ressenti toute la qualité. En tant qu'étudiante en architecture, je n'ai jamais eu l'occasion d'acquérir le savoir-faire jusqu'à ce que je signe pour un atelier de terre battue avec Martin Rauch à Schlins (Autriche). Lorsque, pour la première fois, j'ai eu de la boue dans les mains, j'ai réalisé que la boue était le chaînon manquant entre mes deux passions, le développement - en termes de justice et d'écologie - et le design, la créativité et la beauté.  Avec la boue, j'ai senti que je serais capable de concevoir de belles structures qui seraient également saines pour la planète, pour les gens et la société. “  


CAE : “La terre est bonne, mais pas ici", est une phrase que vous avez souvent entendue en Europe?


Anna Heringer : " Au début, tout le monde était super content de mon travail au Bangladesh, dans un pays lointain. Puis quand j'ai commencé à dire que nous devons commencer à travailler avec les ressources naturelles de la même manière en Europe, j'ai fait face à des critiques. Je crois vraiment qu'aucun être humain n'a plus le droit d'exploiter les ressources de la planète que parce qu'il/elle a plus d'argent. Nous devons prendre tout ce dont nous avons besoin sur cette planète, pas plus. Gandhi a dit qu’ "il y a assez sur Terre pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la cupidité de tous". C'est pourquoi j'envisage actuellement de créer un campus au Ghana et en Allemagne, tous deux en terre battue. Enfin une commande dans mon pays d'origine ! 

CAE : Et le bambou, "l'or vert" ?


Anna Heringer : "Le bambou est fascinant, mais le bois est tout aussi formidable, cela dépend vraiment de ce qui pousse dans la zone du projet. Pour les éléments de tension, il faut des partenaires pour la boue, ça peut être du bambou, ça peut être du bois ou des fibres, ce sont tous des matériaux qui m'intéressent vraiment beaucoup". 


CAE: "Comment voyez-vous le vieillissement de votre bâtiment ? Comment protéger ce patrimoine contemporain en terre ? Surtout celui qui contient de la boue ? Quels sont les autres matériaux que vous envisagez d'explorer ? “ 


Anna Heringer : "L'école est en très bon état. Au début, nous avions eu un problème avec le bambou, c'était la première fois que je travaillais avec ce matériau, c'était du bambou vert frais et nous avons eu une attaque de scarabée au premier étage. Nous avons donc dû réinstaller la structure en bambou. J'étais alors en pleine état de stress, mais les ouvriers m'ont rassuré et m'ont dit qu'ils savaient comment la construire. "La pourriture fait partie de la vie !"
Le résultat ? Grâce à cette reconstruction, le savoir-faire des anciens ouvriers a été transmis à une nouvelle équipe. Et nous avons commencé à planter notre propre bambou pour que l'entretien soit facile et peu coûteux à l'avenir. L'entretien de la boue est facile. Vous prenez la partie cassée, vous la mouillez, vous la mettez de nouveau sur le mur. Le Bangladesh est confronté à des averses de mousson très dures, même horizontales. Mais les murs sont solides - depuis 2005."


CAE: Dans son livre The Craftsman, Richard Sennett écrit : "Nous pouvons parvenir à une vie matérielle plus humaine, si seulement nous comprenons mieux la fabrication des choses. Est-ce une vision que vous partagez ? 


Anna Heringer : "Oui et cela contribue beaucoup au bonheur de fabriquer des choses, nous vivons dans un monde virtuel. Nous ne voyons pas l'effet de notre énergie et de notre créativité, c'est juste dans notre ADN de faire des choses et aussi de construire. Regardez les enfants. Un des jeux préférés est de construire une hutte. En tant qu’architectes, nous excluons toute participation au processus, en créant des solutions déjà parfaites pour les propriétaires, et ces derniers vont simplement chez Ikea pour satisfaire ce besoin de faire des choses, de créer une maison. Ce n'est pas bien. Nous devons inclure davantage de personnes dans le processus de construction et dans la réalisation. Je suis vraiment convaincue que si nous concevons des bâtiments, nous avons aussi la possibilité de construire des communautés en même temps. Nous sommes formés pour concevoir le résultat de la construction, mais nous pouvons aussi concevoir le processus. Le choix d'un matériau et d'une technique de construction détermine en fin de compte qui bénéficie du projet. À la fin de notre carrière, nous avons une idée précise de l'endroit où nous avons investi les millions de nos budgets ; dans les bonnes mains et pas seulement dans les grandes industries. C'est notre pouvoir et notre responsabilité en tant qu’architectes. Par ce biais, nous avons un impact considérable sur la société et nous devons en être conscients. 


CAE : Nous pouvons constater que vos projets sont davantage axés sur les zones rurales.
 
Anna Heringer : "Oui, mais cela change aussi beaucoup. Au début, j'ai commencé par les zones rurales, mais maintenant je travaille de plus en plus dans les zones urbaines. Et surtout dans les zones denses, le choix du matériau est crucial, parce que vous le ressentez davantage comme une contrepartie de la nature qui n'est pas si forte. Je pense qu'il serait bon d'avoir une structure en terre dans une ville dense parce qu'on peut sentir la nature revenir. L'humanité a grandi avec un lien si étroit avec la nature, la terre et je pense que cela nous manque, cela enrichirait tellement plus nos villes si elles avaient des matériaux de construction naturels".     


ACE : Selon vous, quelle est la pertinence des politiques architecturales ? Quelles sont vos attentes au niveau de l'UE en termes de soutien à la pratique professionnelle et de garantie de la qualité de l'environnement bâti ?   


Anna Heringer : Je voudrais vraiment que les coûts des matériels soient justes. Il est incroyable que lorsque je construis avec des matériaux naturels durables au Bangladesh, c'est la méthode la moins chère alors que lorsque je construis de la même manière en Allemagne et en Europe, c'est beaucoup plus cher que de construire avec des matériaux à haute énergie intrinsèque. Qu'est-ce que cela signifie ? Que notre système économique actuel soutient des matériaux tels que l'acier, le béton, les matériaux à base de pétrole et que ce n'est tout simplement pas comme cela devrait être. Bien sûr, c'est une question de politique et de politiciens. Nous avons vraiment besoin d'un soutien pour les matériaux de construction naturels. Il faut taxer les matériaux qui produisent beaucoup d'émissions de CO2 et d'autre part, il y a des taxes qui devraient être réduites sur l'énergie humaine ; sur l'artisanat. En faisant cela, nous pourrons nous permettre de travailler à nouveau avec plus de savoir-faire. 


CAE : Selon vous, à quoi ressemblera l'architecture dans les années et décennies à venir ? Quelles sont les nouvelles tendances et les nouveaux courants qui se dessinent ? En tant qu'enseignant également, que voyez-vous évoluer dans la nouvelle génération d'architectes ? 


Anna Heringer : "Il y a une soif croissante d'une architecture qui ait du sens. Et aussi d'une architecture authentique. Et pour l'architecture en terre. L'Architecture Review vient de consacrer son numéro de février à ce sujet. Cette couverture médiatique n'aurait pas été possible il y a 10 ans de la part d'une publication architecturale de premier plan. Il en va de même pour les médias grand public. On peut également constater que les étudiants montrent un réel enthousiasme pour le sujet, suivi par différentes universités dont Harvard. Nous y avons déjà organisé trois ateliers d'étudiants avec Martin Rauch. Cette sensibilisation accrue vient davantage de la jeune génération que de l'ancienne. Je pense que les étudiants devraient être plus impliqués dans le choix des enseignants et à l'affinement du programme d'études. Il est important d'introduire l'architecture en terre dans l'enseignement. Les élèves doivent avoir la possibilité d'apprendre non seulement sur l'acier ou le béton, mais aussi sur la terre, le bois et les fibres naturelles". 


CAE : Alejandro Aravena recommende aux jeunes architectes d'être aussi libres, "nerds" et rebelles que possible. Quels sont vos conseils pour les jeunes architectes ? 

Anna Heringer : "Soyez courageux ! Nous avons tendance à suivre le courant parce que c'est la solution la plus facile. Nous pensons que c'est ce que les gens veulent, ce que le marché attend. Nous sommes spécialisés dans le courant dominant plutôt que dans le courant non dominant. Alors, suivons nos cœurs. Soyons courageux ! Nous n'avons pas beaucoup de temps, alors commencez à le faire ! Le capitalisme n'est pas une force naturelle, il est créé par l'homme, donc nous pouvons changer le système et je pense qu'il est temps pour cela". 


CAE : En regardant vers l'avenir, les architectes voient des êtres humains aux points de vue très différents qui aspirent toujours à se connecter les uns aux autres. C'est ce qui, selon le commissaire Hashim Sarkis, a inspiré le thème de la Biennale 2020 " Comment allons-nous vivre ensemble " ? Selon lui, nous aurons besoin d'un nouveau contrat spatial et nous appelons les architectes à imaginer des espaces dans lesquels nous pourrons généreusement vivre ensemble. Comment envisagez-vous cet espace ? 


Anna Heringer : "Nous devons partager les ressources, nous devons partager les espaces, et alors nous pourrons créer de meilleures qualités. La cohabitation, par exemple, montre que nous pouvons facilement partager les ressources, les espaces vides et les pièces que nous n'utilisons pas. Si 20 familles partagent certaines unités de vie et des équipements spécifiques, nous pouvons tendre vers une meilleure qualité de vie. Il y a suffisamment de projets qui montrent que si nous partageons les choses dans leur ensemble, nous possédons davantage en tant que communauté". 


CAE: "L'architecture est un outil de qualité de vie" est votre signature. 


Anna Heringer : "L'architecture est un outil pour améliorer la vie, mais il est vrai aussi - et malheureusement - que l'architecture est également un outil pour détruire la vie. Je suis une idéaliste et je pense que sans idéal, vous devriez simplement arrêter de travailler. Il est bon d'avoir des idéaux et de travailler pour les atteindre. Grâce à l'expérience de ma pratique, je suis fermement convaincu que nous pouvons avoir un impact essentiel sur la façon dont nous concevons nos bâtiments et nos processus de construction pour façonner nos sociétés. En construisant une maison, nous pouvons également renforcer la confiance, en nous-mêmes, en la communauté et dans le fait qu'il existe de nombreuses ressources données gratuitement par la nature. Il y en a assez pour tout le monde.
Et tout ce dont nous avons besoin, c'est de voir ces ressources, d'en prendre soin et d'utiliser notre créativité et notre savoir-faire technique pour les greffer. Et je suis sûr que nos maisons, nos lieux de travail, nos villes et nos villages ne deviendraient pas uniquement  plus sains et plus durables, mais aussi plus humains, plus beaux et plus diversifiés."


À propos d'Anna Heringer  

Anna a grandi à Laufen, une petite ville située à la frontière entre l'Autriche et la Bavière, près de Salzbourg. À l'âge de 19 ans, elle a vécu au Bangladesh pendant près d'un an, où elle a eu la chance de s'informer auprès de l'ONG Dipshikha sur le travail de développement durable. La principale leçon qu'elle a tirée de cette expérience est que la stratégie de développement la plus efficace consiste à faire confiance aux ressources existantes et facilement disponibles et à en tirer le meilleur parti au lieu de dépendre de systèmes extérieurs. Huit ans plus tard, en 2005, elle a tenté de transposer cette philosophie dans le domaine de l'architecture.   Pour Anna Heringer, l'architecture est un outil pour améliorer la vie.

En tant qu'architecte et professeur honoraire de la chaire UNESCO d'architecture en terre, de cultures de construction et de développement durable, elle se concentre sur l'utilisation de matériaux de construction naturels. Elle participe activement à la coopération au développement au Bangladesh depuis 1997. Son travail de diplôme, l'école METI de Rudrapur, a été réalisé en 2005 en collaboration avec Eike Roswag et a remporté le prix Aga Khan d'architecture en 2007.

Au fil des ans, Anna a réalisé d'autres projets en Asie, en Afrique et en Europe. Avec Martin Rauch, elle a mis au point la méthode du "Clay Storming" qu'elle enseigne dans différentes universités, dont l'ETH Zurich, l'UP Madrid, la TU Munich et la GSD/Harvard.  Elle a reçu de nombreuses distinctions : le Global Award for Sustainable Architecture, les AR Emerging Architecture Awards en 2006 et 2008, la Loeb Fellowship à la GSD de Harvard et une bourse internationale du RIBA. Son travail a été largement publié et exposé au MoMA de New York, au V&A Museum de Londres et à la Biennale de Venise, entre autres. En 2013, avec Andres Lepik et Hubert Klumpner, elle a lancé le Laufenmanifesto, dans le cadre duquel des praticiens et des universitaires du monde entier ont contribué à définir des lignes directrices pour une culture du design humain.

* Conférence du CAE sur le "Changement climatique et le Patrimoine bâti 
Compte tenu de la situation sanitaire actuelle, le Bureau exécutif du CAE a pris la décision de reporter la conférence "Changement climatique et patrimoine bâti" initialement prévue ce printemps 2020.
La nouvelle date sera bientôt annoncée.

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