LE CAE s'est entretenu avec Jeannette KUO pour évoquer la différence entre l'exercice de la profession en Suisse et en Europe, les concours d'architecture, la flexibilté durable et la manière dont est enseignée l'architecture.

CAE : Des États-Unis à la Suisse, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les débuts du studio Karamuk Kuo. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à vous installer en Suisse ? Quelles sont les principales différences entre la pratique de l’architecture aux États-Unis et en Europe ?


Jeannette KUO : "Nous avons commencé à exercer en Suisse du fait du manque d’opportunités pour les jeunes architectes aux États-Unis - la culture du concours d’architecture, à la fois équitable et accessible, permet aux jeunes bureaux de mettre le pied à l’étrier. En particulier en Suisse, où les jeunes bureaux d’architectes peuvent s’inscrire aux concours, le remporter et se construire à partir du mérite de leur travail, sans réseau ou sans entrer dans des systèmes de candidature prohibitifs d'autres pays, qui favorisent les entreprises déjà établies.  Et tout cela pour réaliser des projets publics, culturels et même infrastructurels véritablement importants, avec un fort impact, qui définissent notre environnement bâti. Des projets tels que des écoles, des logements ou des édifices gouvernementaux, sur lesquels nous n'aurions pas pu travailler aux États-Unis au début de notre carrière". 

CAE : Pour l’architecte Dominique Perrault "les concours d’architecture sont toujours synonymes de découverte ». Pour vous, ces concours sont-ils également synonyme d’opportunités, vecteurs de créativité et de qualité ?

Jeannette KUO: "Absolument. Les concours, en particulier ceux qui sont organisés de manière anonyme et bien organisés, permettent le plus souvent de garantir que la meilleure idée l'emporte, et pas parce qu'il y a un nom connu derrière elle.
Souvent, de grandes idées sont également reconnues par les prix de deuxième place - une incitation financière et un encouragement moral pour les bureaux participants. Mais plus important encore, les concours permettent un processus de sélection transparent, ce qui est essentiel pour l'équité.
Par ailleurs, les concours soutiennent également une certaine culture (Baukultur) où la qualité est plus importante que tous les autres critères. En fait, en Suisse, le dialogue architectural a lieu au travers des concours : les typologies sont discutées, remises en question, et améliorées au fil des ans, par les bureaux qui se stimulent les uns les autres."

CAE : Quelles sont les différences entre votre travail et celui des autres bureaux, de manière générale et plus particulièrement en Suisse ?

Jeannette KUO : "Notre travail a tendance à émerger de l'intérieur vers l'extérieur. Nous concevons nos projets à travers une compréhension profonde de la situation donnée, qu'elle soit typologique, programmatique, culturelle ou contextuelle, puis essayons de repenser les pièces du puzzle qui nous permettent de proposer de nouvelles relations. Souvent, nos points de départ peuvent sembler assez banals, peut-être un code du bâtiment que beaucoup ont pris pour acquis et ont cessé de remettre en question, ou un ensemble de relations spatiales qui semblent imposées par les conventions du type de bâtiment. Mais nous essayons toujours de trouver des opportunités pour repenser et même radicaliser ces conventions. 
Très souvent, nous nous réduisons également aux éléments essentiels de l'architecture, une économie de moyens utilisant la structure et les services comme des opportunités pour explorer les défis spatiaux. En ce sens, notre travail ne semble pas immédiatement flamboyant ou extravagant mais introduit plutôt la richesse spatiale et même la grandeur dans les expériences quotidiennes en interrogeant le familier.
En Suisse, nous sommes peut-être extrêmes dans la mesure où nous opérons à travers des échelles et des typologies et travaillons avec un intérêt égal pour le rôle théorique, culturel et intellectuel de l'architecture comme pour ses expériences physiques et constructives. Pour nous, l'architecture n'est pas seulement une question de construction, mais de construction d'un ensemble de connaissances, qui a une histoire, un contexte, mais aussi un rôle social et politique."

CAE : Comment voyez-vous vos projets vieillir?

Jeannette KUO : "Élégamment, j'espère! Dans nos projets, les matériaux sont souvent choisis pour leur brutalité et robustesse ainsi que leur qualité tactile. Nous évitons généralement le revêtement excessif des ouvrages et préférons laisser les matériaux et la construction exposés et utiliser leurs propriétés inhérentes comme partie de la surface ornementale - par exemple la surface minérale vive et inégale du béton exposé ou les motifs intenses du contreplaqué marin. Ce sont des matériaux dont la construction, la réaction dans le temps et les apparences naturellement imparfaites font partie de l'expérience du bâtiment - pas quelque chose à cacher ou à enduire. Le vieillissement en fait naturellement partie." 

CAE : A vos yeux, quelle et la pertinence des politiques architecturales?

Jeannette KUO: "Si, par politiques, vous entendez les codes et les réglementations d'une localité, ceux-ci ont le potentiel de garantir la sécurité et l’accessibilité, ainsi qu'une certaine qualité de l'environnement bâti pour le bien collectif. Par exemple, en dissuadant une croissance effrénée et incontrôlée dans des zones ayant une importance historique ou en encourageant des mesures respectueuses de l'environnement. 
Cependant, les politiques architecturales devraient être régulièrement revues car elles sont inévitablement le produit du contexte culturel et physique au moment de leur adoption, qui peut être amené à changer et à s’améliorer à mesure que la société progresse. Et, comme pour toute règle et réglementation, il est important de les appliquer intelligemment, de manière à tenir compte des différents facteurs de chaque situation individuelle. Nous ne les enfreignons pas nécessairement, mais nous les appliquons ou les réinterprétons avec créativité."

CAE : « Si le changement est la seule constante, le rôle de l’architecte est d’anticiper ces changements. » Est-ce que cela signifie de nouvelles opportunités pour plus de flexibilité, d’adaptabilité et de diversité ? L’anticipation comme seule réponse?

Jeannette KUO : "Il y a très rarement une seule réponse en architecture. L'idée d'anticiper le changement ne représente que mon point de vue, mais ce n'est pas nouveau non plus. Et cette idée est totalement ouverte à interprétation.  C'est juste qu'aujourd'hui, nous sommes confrontés à une demande plus urgente de repenser nos pratiques de construction pour traiter de la durabilité. Jusqu'à présent, la plupart des discussions sur la durabilité se sont déroulées sous l'angle des matériaux ou de la consommation énergétique. Très peu d'attention a été accordée à la longévité des bâtiments ou à ce qui les rend souhaitables ou utilisables dans le temps.
Nous voyons souvent des bâtiments de moins de 50 ans et structurellement sains détruits parce qu'ils ont été construits de manière si pragmatique à une époque donnée qu'ils ne répondent plus aux besoins actuels. Si nous considérons la quantité de ressources qui entrent dans la construction d'un nouveau bâtiment, ainsi que le cycle de vie qui s'ensuit, il est très problématique de ne pas aborder de manière adéquate la meilleure utilisation des ressources.
Mais évidemment, si les bâtiments doivent durer plus longtemps, il est plus important de considérer leurs qualités au-delà des objets mais comme des espaces intérieurs à occuper. Si nous pouvons concevoir la qualité et la générosité dans des bâtiments qui permettent aux générations futures de s'identifier à eux, nous pouvons peut-être prolonger la durée de vie d'un bâtiment."   

CAE : Vous êtes enseignante - est -ce que cela impacte la manière dont l’architecture est en enseignée dans les écoles ? 

Jeannette KUO :"Absolument. Nous voyons très souvent des projets d’étudiants se concentrant sur les tendances à la mode ou la production de design visuellement attractifs, plutôt que sur les éléments les plus fondamentaux de l'architecture qui résistent au temps ou à la fonction.  D'une certaine manière, j'espérais recentrer la discussion sur ce qu’est l'architecture, les éléments fondamentaux qui définissent la qualité des espaces que nous occupons, quelle que soit leur fonction. Lors de mes études aux États-Unis, les projets d'ateliers se concentraient souvent sur des musées ou des types de bâtiments similaires, que peut-être seul 1% des architectes concevront dans leur vie. On nous a également enseigné un processus très intellectualisé qui favorise la considération du bâtiment comme un objet ou un système, vu de l'extérieur, plutôt que comme une expérience vécue. Cela se traduisait souvent par des surprises désagréables lorsque nous pénétrions à l'intérieur.
Avec mes propres étudiants, j'ai essayé de renverser le processus. Pour aller de l'intérieur vers l'extérieur.  Comprendre que l'espace est notre principal médium tout en sachant que le bâtiment a bien sûr toujours un rôle critique dans l'environnement urbain."

CAE : Votre studio “Karamuk Kuo Architekten” a intégré une flexibilité durable dans la conception d'un centre de fouilles sur le site archéologique romain Augusta Raurica en Suisse, pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet qui combine durabilité et patrimoine culturel ? 

Jeannette KUO : "Le centre archéologique aborde directement certaines des idées que nous venons d’aborder. En un mot, c'est un projet dont l'identité est définie par la permanence et le changement - la permanence d'un patrimoine culturel et de son institution, et le changement auquel ces institutions font face lorsqu'elles s'adaptent à leur contexte en évolution.
Il s'agit d'un projet qui abrite une institution composée de nombreux départements avec des activités très différentes, des archéologues qui font les fouilles aux chercheurs, en passant par des écologistes et des dessinateurs qui reconstruisent les découvertes, jusqu’aux responsables marketing et relations publiques qui gèrent la programmation publique et éducative, à l'équipe de maintenance qui travaille sur le musée en plein air.  La diversité des utilisateurs signifie que le bâtiment devait accueillir toutes les différentes activités tout en promouvant leur identité collective en tant qu'institution singulière. Dans le même temps, le bâtiment abritera la collection sans cesse croissante d’objets archéologiques, car le site devrait rester actif au cours des prochains siècles. Cette collection grandissante ainsi que les types de travaux changeants effectués dans le bâtiment signifiaient que le bâtiment devait s'adapter aux réorganisations et agrandissements potentiels tout en conservant son image et son identité architecturales. À partir de ces contraintes, nous avons conçu un système spatial solide qui peut s'adapter et s'étendre tout en paraissant complet à un moment donné. Ce système spatial était à la fois le système structurel et l'organisation des services techniques, ce qui signifiait non seulement que la fonctionnalité serait maintenue à travers tous les changements futurs, mais qu'elle se ferait avec une économie de moyens qui privilégie le caractère spatial." 

CAE : Selon vous, à quoi ressemblera l’architecture dans quelques années? Quelles sont les nouvelles  tendances?

Jeannette KUO : "Je pense que l’une des tendances majeures au cours des prochaines années sera celle de la durabilité, mais pas nécessairement de la manière qu’aujourd’hui. Jusqu'à présent, la durabilité a consisté en un service de niche ou comme un complément. Mais le plus souvent, elle n'a pas changé la façon dont la plupart des architectes travaillent. Je pense que cela doit changer. La question de la durabilité doit se généraliser. Elle doit être au centre de la façon dont nous concevons. Cela signifie que les concepts et stratégies de conception devront se confronter non seulement aux problèmes d'énergie et de ressources, mais aussi à ceux de qualité, de longévité et, surtout, de durabilité sociale. Dans l'architecture ainsi que dans nos villes et dans un environnement bâti plus large, la façon dont nous, architectes, construisons des communautés à travers les espaces que nous concevons sera un témoignage important de notre profession". 

CAE : Alejandro Aravena recommende aux jeunes architectes d’être aussi  libres, "nerdy" et rebelles que possible. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes architectes ?

Jeannette KUO : "N'ayez pas peur d'échouer. Les œuvres les plus innovantes et audacieuses proviennent d'architectes qui défient les normes et prennent des risques qui n’aboutissent pas nécessairement à un succès immédiat. Et en fait, la prolifération de l'architecture dans les médias, comme images, dément les nombreuses, nombreuses heures de travail acharné et les nombreux faux départs qui précèdent souvent les projets véritablement réussis ou révolutionnaires. "

A propos.
 
Jeannette Kuo, associée du bureau d'architecture Karamuk Kuo, Zürich, Assistant Professeure à Harvard  University Graduate School of Design (GSD)
www.karamukkuo.com

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